Portraits inédits de Missak Manouchian
Nous avons reçu d’André Milev, fils de Boris Milev, commissaire politique des FTP-MOI de la Région parisienne, le message suivant :
« Je suis en train de traduire du bulgare en français le livre de mon père « Pages », Sofia, 1982. J’ai déjà traduit deux passages qui concernent, entre autres, Missak Manouchian. Je vous les joins. »
Avec l’accord du traducteur que nous remercions chaleureusement, voici donc ces deux textes inédits en français sur Missak Manouchian et les FTP-MOI.
Missak Manouchian et sa première action
Boris Milev, pages 353 à 359 du livre Pages, 1982, traduction André Milev
La route du combat était jonchée de victimes très chères. De lourdes pertes ! Mais cette lutte était épique – à la place des morts des milliers de nouveaux héros se levaient !
Un jour, Hervé[1] m’a amené à rencontrer, rue Paradis, dans le 9ème, un homme de 30-35 ans, à la peau foncée, mince, au nez pointu, aux yeux pétillants, aux sourcils épais et à la moustache fine. Son costume noir luisait d’usure, ses cheveux foncés et épais mettaient en valeur un front haut et saillant, et ses mains, légèrement rugueuses, témoignaient d’un travail physique.
Hervé m’a dit :
« Il est envoyé par le groupe de langue arménienne. Fixez tout de suite un rendez-vous et après l’avoir écouté, tu décideras où et comment l’utiliser… Je vais passer un peu devant, pendant que vous vous mettez d’accord. »
L’inconnu m’a demandé d’indiquer l’heure du rendez-vous pour les jours choisis, par exemple lundi et jeudi, parce que les autres jours il était occupé. Il m’a demandé de l’appeler George. Sans lui poser aucune autre question, je lui ai dit de venir le lundi exactement à 17 heures dans l’étroite et tortueuse petite rue Varet dans le 15ème. Nous nous sommes séparés en nous serrant la main. La main d’ouvrier du nouveau combattant m’a semblé chaude et douce.
J’ai rattrapé Hervé. On se voyait avec lui au moins une fois par semaine. Le plus souvent, il m’informait sur le cours de la guerre et plus spécialement sur la Résistance en France. Dans ces rencontres nous parlions régulièrement des actions réalisées et à venir. Les combattants – leurs émotions, sentiments, pensées, avis, objections, leur situation à la maison, leur discipline au combat et dans la clandestinité étaient naturellement au centre de notre attention. Avant de parler, comme d’habitude de ces questions, Hervé m’a donné quelques explications sur le camarade qu’il venait d’amener :
« Je vais te dire quelques mots sur le nouveau combattant. Jusqu’à présent il faisait partie du petit groupe militant de l’émigration arménienne. C’est un travailleur idéologiquement et politiquement préparé. Tous les autres de son groupe du parti sont des propriétaires orfèvres, commerçants, artisans. Certains d’entre eux sont assez riches… Nous leur avons demandé de proposer un ou plusieurs combattants. Jusqu’à présent ils n’ont pas répondu. Maintenant ils nous proposent le seul travailleur d’entre eux. Là-dedans il y a quelque chose de beau, de logique. Mais je sens une certaine réaction du camarade. Comme s’il lui manquait de l’enthousiasme, si nécessaire pour les nouveaux convertis… Il faut bien le comprendre, sentir son pouls… »
Avec George nous avons fait connaissance le lundi suivant. Je me suis rendu à la rencontre avec un peu de retard. George était à l’heure, ce qui était un bon signe. Je ne lui ai pas posé la question de routine : « Quelles sont les incitations qui t’ont poussé à entrer dans les rangs des partisans parisiens ? » J’ai décidé de passer vers une attaque psychologique frontale et je lui ai dit :
« Je suis content de te féliciter comme un des nôtres. Chaque nouveau venu dans la lutte contre les occupants hitlériens est une contribution importante. »
Et j’ai ajouté directement :
« Dans une heure je vais te faire rencontrer un camarade, qui va te montrer quand, où et comment tu agiras. »
George marchait à côté de moi silencieux et réfléchissant. Une petite pause survint. Il alluma une nouvelle cigarette. C’était clair qu’il luttait avec lui-même. De sa poitrine sortit un petit soupir, il tira profondément sur la cigarette, sans expirer la fumée, et il commença à me parler avec un ton légèrement nerveux :
« J’aime la clarté, je déteste les malentendus. Et, il s’avère qu’ici, il y a un malentendu. Et toi, et le camarade, qui m’a rencontré avec toi, vous parlez de moi comme un combattant, un nouveau combattant, qui a rejoint la lutte armée. Je ne sais pas comment notre agent à la direction centrale vous a soumis la décision du groupe du parti. Mais je vais t’annoncer ce qui s’est décidé exactement : « Le camarade, c’est-à-dire moi, est désigné pour entrer dans les rangs des groupes de combattants, mais étant donné qu’il a certaines considérations, qu’il les présente lui-même devant les camarades, et si elles sont acceptées, le groupe présentera un nouveau candidat ». C’est ça la question.
J’étais obligé d’écouter ses considérations. Le temps de janvier nous transperçait de sa froideur humide, et le vent soulevait légèrement nos imperméables. Nous sommes passés devant le cimetière Vaugirard, nous sommes entrés dans la bruyante rue Lecourbe et nous avons commencé à faire le tour des rues autour du métro Convention. Qu’ai-je appris ?
George vivait avec son amie, elle aussi arménienne. Longtemps ils ont été sans emploi. Enfin ils ont trouvé une sortie. Ils ont commencé à faire des beignets et des gâteaux. Ils les vendaient à très bon prix dans une unité militaire à Rouen. Il voyageait deux fois par semaine jusqu’à cette ville bretonne[sic]. Avec l’argent gagné pour l’instant, ils remboursent les prêts et paient l’équipement artisanal et quelques meubles pour l’appartement. J’étais intrigué par le fait qu’il s’était acheté une table pour écrire, parce qu’il aimait écrire des choses. Sans le vouloir, je m’imaginais George comme un Tommy plus âgé. J’ai compris que j’avais affaire à une nature émotionnelle. Ses considérations étaient les suivantes : pourquoi exactement lui, et pourquoi exactement maintenant, quand il vient de créer des conditions de vie meilleure et qu’il peut s’adonner à sa passion favorite – la poésie ? Pourquoi exactement lui, quand il s’agit de travail pour la cause et de victimes. Alors qu’il a consacré des années entières à l’émigration arménienne, et que beaucoup des membres du parti réduisaient leur devoir pour la cause principalement à des contributions d’argent.
Avec un peu de protestation dans la voix George m’a découvert son âme :
« Ils sont tous riches et … cyniques. Ils n’ont pas honte de me dire, qu’ils assureront une pension pour ma femme, au cas où il m’arriverait un malheur. C’est ce qui me retient. En plus dans le groupe il y a des plus jeunes et qui devraient être aussi aptes à combattre comme partisans. Je propose que vous veniez dans le groupe et posiez à chacun la question : « Pourquoi pas toi et non George ? » On verra alors ce qu’ils répondront et pourront-ils opposer quelque chose de sérieux … »
Je l’ai laissé parler pendant presque une heure. Je ne l’ai pas présenté au camarade, qui nous attendait dans un des cafés à côté du métro Convention. Avec Georges il fallait travailler encore, il fallait attendre qu’il mûrisse, avant qu’il entre dans nos rangs.
S’ensuivirent beaucoup de lundis et vendredis. Les rencontres continuaient pendant des heures. Nous avons appris à nous connaître comme des frères, sans qu’il me révèle son nom et moi, sans lui dévoiler ma nationalité. Une compréhension spéciale s’est installée entre nous, sur les thèmes de l’art et de la littérature. Je lui ai dévoilé ma passion pour le théâtre, et lui son ardeur pour la poésie. Il a publié des poèmes dans leur journal avant la guerre. Il a assez de poèmes pour un recueil.
Qu’est-ce que j’ai encore appris de la biographie de cet homme extrêmement intéressant, très cultivé et avec un grand élan d’énergie ?
A huit ans, il a été chassé de sa ville natale Adıyaman, près de la frontière syrienne. Les gendarmes turcs ont pris avec lui sa mère, ses deux frères et sa tante. Son père, qui devint partisan dans les environs d’Urfa, succomba dans la lutte contre les armées turques. Sa mère attrapa le paludisme et mourut bientôt. Les trois orphelins se blottissent sous la faible protection de la tante. Tous les quatre furent exilés à Deir ez-Zor, où des dizaines de milliers de compatriotes moururent sous les coups des séides du sultan, de la misère, de la faim et des maladies. Une mission catholique à Istanbul réussit à sauver une très petite partie des enfants. Dans cette partie il y eut le petit enfant avec le regard éveillé, aux yeux noirs, les cheveux bouclés et le petit nez pointu. Le sort de ses proches fut tragique – tous laissèrent leurs os dans le camp de concentration turc. Parmi les enfants protégés dans le monastère catholique l’orphelin Georges se détachait par son intelligence, sa grande mémoire et sa belle voix. Les chefs de la mission voyaient déjà en lui un futur confrère. A 17 ans ils lui proposèrent ouvertement de choisir la robe noire. Le jeune homme refusa catégoriquement. Il s’était déjà consacré en son for intérieur à la mission de travailler pour améliorer le destin de l’émigration arménienne, éparpillée aux quatre coins du monde.
Venu bientôt à Paris, Georges chercha en vain parmi ses compatriotes un parent proche. Dans la ville bruyante et très peuplée, il se sentait seul et étranger. Il chercha une aide à la solitude dans la poésie, les livres et les syndicats progressistes. Les classiques du Marxisme-Léninisme lui ouvrirent un nouveau monde. Il devint un membre actif de la jeunesse communiste française. Dans le milieu des années 30 il est déjà secrétaire du comité central de secours pour l’Arménie2[2] et éditeur de leur journal Zangou. Il publie des ouvrages, bien connus de ses compatriotes à l’étranger. Il avait les pensées suivantes : « Amuser quelqu’un c’est bien, mais l’éduquer c’est mieux ; le rôle de l’écrivain est d’éduquer et d’enseigner les masses ; le but du créateur est de durcir le caractère des gens et de les sortir du chaos présent vers une meilleure vie ».
Je ne suis pas allé dans le groupe de Georges. Georges est venu vers nous. Pourquoi en fin de compte a-t-il donné son accord pour entrer dans nos rangs ? Sûrement pas à cause de la force de mes arguments. Pendant ce temps se déroulait la terrible bataille de Stalingrad. Dans ses flammes se sont réduites en cendres les hésitations du futur commissaire militaire des FTP-MOI parisiens. La victoire de Stalingrad lui a donné un élan décisif.
La première action de Georges représentait la forme la plus haute d’opération militaire des partisans dans les conditions de l’époque à Paris. Il devait attaquer tout seul une compagnie hitlérienne entière. À sept heures la compagnie venait de la banlieue Levallois-Perret, se montrait sur l’avenue Bineau et entrait sur l’avenue Porte de Champerret, pour s’engouffrer dans la station de métro du même nom. L’avenue dans cette partie de Paris était large, avec des bâtiments élevés et avec un trottoir large du côté gauche. Sur le trottoir s’élevaient des arbres relativement gros et hauts.
La préparation de l’action dura à peu près deux semaines. Pendant ce temps nous deux, et ensuite Rajman, désigné comme protection, plusieurs fois, le matin et l’après-midi nous regardions tout autour l’endroit de l’action et les chemins de repli des combattants. Le plan était défini et finalisé par nous trois à l’unanimité. Il comprenait les points suivants : Georges s’adosse à un arbre près de la rue Chaptal et avenue de la Porte Champerret. Rajman est derrière lui à 5-6 mètres. Quand la compagnie dépasse l’arbre, George lance la bombe au milieu de la compagnie, se lance rapidement dans la rue Chaptal et à l’angle de la rue Louise-Michel il donne son pistolet à une camarade. Rajman le suit à une distance d’une dizaine de mètres.
La veille de l’action George a fait devant moi la confession suivante :
« Tu sais dans quel état d’esprit j’étais au début. Depuis j’ai grandi à mes propres yeux. Quand il y a deux semaines nous avons discuté concrètement de ma première action, j’étais prêt, résolu à me lancer, mais je ressentais une petite peur, j’étais troublé, je pensais à des choses non essentielles. Depuis trois jours je me suis débarrassé de tout ; j’ai l’impression d’avoir pénétré le secret de l’être humain et je suis au-dessus de tout ça. Jamais, même quand je créais mes meilleurs poèmes, je n’ai ressenti un tel bonheur, une telle joie, une telle puissance. Je me sens bien et léger… Jusqu’à ce jour je n’ai pas tué une poule, mais maintenant je suis prêt à me battre contre une armée hitlérienne entière.
Je comprenais le combattant, qui le lendemain recevra son baptême du feu, et je me suis contenté de lui paraphraser notre Christo Botev[3] : « Il n’y a pas de pouvoir sur la tête qui a décidé de tomber ! »
À neuf heures le lendemain matin pendant la rencontre au parc Monceau avec ses arbres dénudés et ses bancs vides Georges et Rajman me racontèrent leur exploit. Juste à sept heures, la compagnie entre dans l’avenue Porte de Champerret et dépasse l’arbre. George lança la bombe au milieu de la compagnie. Après 5-6 secondes les hitlériens survivants commencent à tirer sans discernement avec des pistolets, des fusils et des mitraillettes. La bombe tombée brusquement, comme d’en haut, les a fait tirer sur les fenêtres des bâtiments voisins. Selon le plan, Georges entra dans la rue Chaptal, suivi de Rajman à une dizaine de mètres. Soudain les deux entendirent quelqu’un courir et crier : « Halt, halt ! » Georges tenait solidement son pistolet et accéléra ses pas. C’était un sous-officier allemand, qui tout en courant dégrafait son étui et continuait à crier : « Halt, halt ! » A ce moment Rajman se retourna et avec une seule cartouche abattit le poursuivant téméraire. Rajman rattrapa son camarade, le prit sous le bras et les deux transmirent leurs pistolets à l’agent qui les attendait. Inquiétés par personne, sains et saufs et satisfaits, ils quittèrent les environs de la Porte de Champerret.
La bombe avait envoyé dans l’autre monde une vingtaine d’hitlériens. C’était la première bombe, lancée par Missak Manouchian – Georges, qui sera le chef légendaire des groupes de partisans – Main-d’oeuvre immigrée de Paris. Plus tard Manouchian avouera une faiblesse humaine :
« A ma première action j’avais fait venir mon meilleur ami, pas tellement pour être témoin de mon exploit, mais plutôt pour raconter aux générations ma mort éventuelle. »
[1] Jacques Kaminski
[2] HOC (Comité de secours pour l’Arménie)
[3] Poète bulgare
On les nommait des étrangers. Les procès des 23
Boris Milev, pages 422 à 430 du livre Pages, 1982, traduction André Milev
Dans la première moitié de février 1944 je suis retourné à Paris pour le travail. La capitale était encore plus déserte et triste. Les uniformes verts étaient très présents et donnaient « à la ville des lumières »[sic] une couleur de serpent. La pénurie, la faim, la misère étaient à chaque pas. Les officiers hitlériens en compagnie de leurs femmes (Brunhilde) blondes et grandes étaient de plus en plus arrogants dans les lieux publics. Dans les rues et boulevards, dans les cafés et restaurants ils parlaient haut, riaient bruyamment et ricanaient en se moquant de certains français.
Dans ce Paris morose un matin les murs se sont couverts de tâches rouges – des affiches rouges énormes, collées sur les rues, places, tunnels du métro. Par petits groupes les passants s’arrêtaient devant, lisaient silencieusement et s’en allaient encore plus silencieux. Certains soulevaient les épaules, d’autres souriaient légèrement, mais tous voulaient dire secrètement : « Ces éditeurs de Goebbels nous prennent pour des idiots ».
Sur les affiches dans des cadres en forme de médaillon – les portraits de dix combattants. Au milieu l’arménien Georges[sic] Manouchian avec l’inscription : chef de bande, 56 attentats, 150 tués, 600 blessés ; à gauche Alfonso : espagnol rouge, 7 attentats ; à droite Rajman : juif polonais, 13 attentats. Là aussi étaient mes autres connaissances : Boczov – chef dérailleur de trains, 20 attentats ; Fontanot – communiste italien, 12 attentats ; Thomas Elek – 8 attentats ; Witchitz – 15 attentats ; Fingercwajg – 3 attentats, 6 déraillements ; Wajsbrot – 1 attentat, 3 déraillements ; Grzywacz – 2 attentats. Au-dessus des portraits – une grande inscription en lettres blanches : « Des libérateurs ? » Et en dessous en lettres rouges sur fond noir : « La libération ! Par l’armée du crime ». Dans six carrés étaient placées des photos de trois trains détruits, deux hitlériens tués, de pistolets, de bombes, de mèches et autres.
Je me suis arrêté la première fois devant l’affiche sur l’avenue Clichy près de la station La Fourche et j’ai continué rapidement mon chemin. Je m’avançais sur l’asphalte, mais il me semblait que je marchais sur des pierres incandescentes. Je me pressais, comme si quelqu’un me poursuivait. Ma propre image sur l’affiche me pourchassait, elle n’était pas là, mais je l’imaginais clairement, en plein centre, si j’avais été pris par la Gestapo. J’étais bien le dirigeant de tous ces combattants, ensemble nous avons réfléchi, et organisé des dizaines d’actions, ensemble nous avons éprouvé les soucis, peines et joies de la lutte ! Je les remerciais presque à haute voix, de ne pas m’avoir dénoncé durant les 3 mois de tortures inhumaines dans l’enfer des prisons de la Gestapo. Pour la deuxième fois quelque chose m’attirait vers l’affiche de la place Clichy. Des sentiments de souffrance et d’admiration me clouaient devant les images des héros et je restais longtemps sur le trottoir.
Le 17 et 18 février le procès des 23 francs-tireurs et partisans de la région parisienne eut lieu. Le pouvoir hitlérien, qui jusque-là tuait des centaines et des milliers de patriotes sans tribunal et condamnation, décida de tenir un procès public. Le but était d’humilier et de défigurer le vrai personnage de la Résistance, de montrer le mouvement de la Résistance dirigé par des étrangers, et les étrangers – incités par le sionisme mondial. La presse corrompue de l’époque déploya des efforts surhumains pour tromper l’opinion publique. Les gribouilleurs des journaux Le Matin, l’Œuvre , Paris-Soir et autres, dans un déni de la réalité, démolissaient jusqu’aux traits physiques des accusés. Les physionomies claires et nobles du poète Manouchian, de l’ingénieur Boczov, du jeune Rajman dans les descriptions journalistiques se transformaient en gueules de bulldogs, en tronches de criminels endurcis, de bourreaux. Le collabo Jean Lasser fit les portraits suivants : « Manouchian a un visage basané, les pommettes sont hautes, mais à la hauteur des lèvres, la joue est molle et basse, elle fait un pli comme en font les dogues ». « Rajman semble échappé d’un roman russe. Échevelé, pâle jusqu’aux lèvres, l’œil opalin, il n’est pas de notre temps, c’est le nihiliste d’autrefois, le révolté de toujours ». « Spartaco Fontanot est abject ». Tandis que dans la brochure « L’armée du crime » toutes ces images noires étaient réunies, pour défigurer les emprisonnés : « Aucun n’est d’origine française (pur mensonge, parmi les 23 il y avait des français de souche : Roger Rouxel, Georges Cloarec[1]). Leur tête est hideuse. Le sadisme juif s’y étale dans l’œil torve, les oreilles en chou-fleur, les lèvres épaisses et pendantes, la chevelure crépue et filasse. » Dans cette même calomnie, pour Rajman, est écrit : « Voyez le juif Rajman, la main du crime, regardez la large mâchoire du criminel, son regard dégénéré, d’où transpire le sadisme entier de la race … ».
Des brochures, des journaux, la radio, des tracts, des affiches vomissaient de la boue diffamatoire sur les héros combattants étrangers. La grande affiche rouge, aux dimensions de 3 mètres sur 4, était publiée aussi en petits tracts, sur le dos desquels les auteurs essayaient en vain d’inciter les français à la haine contre les combattants étrangers pour la liberté de la France : « Si les français pillent, volent, sabotent et tuent, c’est parce qu’ils sont toujours commandés par des étrangers ». Le point d’orgue de cette campagne xénophobe haineuse était la projection du film documentaire honteux sur le procès de 23 partisans.
Est-ce que la propagande hitlérienne avec sa charge entière de sales attaques et falsifications a obtenu l’effet souhaité ? Est-ce qu’ils ont réussi à faire peur aux français, à leur suggérer une détestation des étrangers et à les diviser dans leur élan de conquérir la libération de la France ? Pour l’honneur du peuple français il faut le dire clairement – la propagande hitlérienne est tombée à l’eau. Les patriotes français ont démontré leur maturité politique et leur solidarité avec les étrangers arrêtés. Ils mettaient des fleurs sous les affiches, épinglaient des drapeaux tricolores sur les affiches ou avec colère déchiraient les papiers rouges détestés. Mais les pouvoirs hitlériens et leurs serviteurs de Vichy récoltèrent une déception totale pendant le procès lui-même.
Le procès se déroula dans l’hôtel de luxe Continental rue de Castiglione, près de la place Vendôme. La cour martiale était présidée par un colonel, aidé par deux officiers comme jury. Des soldats allemands armés de mitraillettes restaient debout des deux côtés de la salle près des murs. Six avocats allemands, officiellement imposés aux accusés, se préparaient à jouer le rôle de défenseurs dans la parodie de procès. Près de trente journalistes de Paris, de Province et d’Allemagne aiguisaient leurs plumes, pour stigmatiser les « bêtes sauvages ». Ils avaient la tâche ingrate de présenter les « terroristes » comme des assassins et des ennemis de l’Allemagne, de la France et de la civilisation et surtout de démontrer combien la justice hitlérienne est équitable.
Les aigles capturés étaient introduits séparément avec les mains attachées dans le dos ou par deux attachés avec des menottes métalliques. À l’avant : Manouchian – calme et fier, Boczov – confiant et sans peur, Rajman – souriant et dur, Alfonso – courageux et presque joyeux, Fontanot – avec un coeur brave, constant, Elek – innocent, pur, mais si confiant… Et oui, ils étaient pâles, desséchés, amaigris, avec des habits froissés, mais pouvait-il en être autrement après trois mois de tortures dans les cellules de la Gestapo ? Les photographes et opérateurs allemands instruits expressément ont placé leurs appareils dans des angles choisis, de telle manière que les filmés apparaissent comme des « bandits sans scrupules » avec des visages bestiaux. Efforts vains ! L’ensemble de la campagne orchestrée n’a pas réussi à tromper le français ordinaire. Avec une colère dans le coeur un journaliste de Vichy écrit les résultats d’une enquête, qu’il a réalisé des voisins de l’un des accusés : « Dans la banlieue de Montreuil une de nos françaises m’a dit qu’il n’apparaissait pas comme un mauvais garçon… Et voilà la tragédie ! Comment en est-on arrivé à cette mauvaise habitude ? Comment ces têtes, dignes seulement pour des investigations criminelles, n’ont-elles pas dégoûté à aucun moment nos meilleurs français ? Quand vous leur parlez de ces terroristes, ils remuent la tête. « Terroristes ? – ils vont remarquer. – Vous allez vite pour les qualifier ». Et un certain Pierre Mallo du journal Le Matin dans son désir d’éclipser le patriotisme ardent des héros a écrit hypocritement : « Je cherche, je cherche l’expression de mes impressions et j’arrive à une réponse : les accusés se comportent comme des élèves coupables ! »
Des élèves coupables, monsieur ? Vous étiez au procès et vous n’avez pas entendu « l’élève coupable » Alfonso décrire les détails de l’assassinat du Dr Ritter d’un ton tout à fait calme ?
Sous les coups de ces déclarations directes et sincères les juges militaires s’embrouillaient, étaient déconcertés. Le président commença par poser des questions stupides :
« Pourquoi vous, qui êtes espagnol, vous luttez pour la libération de la France ? »
Le menuisier Alfonso lui donna une leçon de morale prolétaire :
« Même si je suis espagnol, j’estime que chaque travailleur consciencieux, où qu’il se trouve, doit protéger sa classe. »
Un des juges cria furieusement :
« Toi, Rajman, tu es un assassin ! »
L’ouvrier tricoteur lui répondit fièrement :
« Je me considère comme un soldat et me considère toujours mobilisé. »
A la question du président pourquoi est-il entré dans les rangs des francs-tireurs et partisans de Paris, Rajman, dont les parents étaient déportés dans les camps de concentration en Allemagne, lui répondit ouvertement :
« Pour moi c’était une question de vie ou de mort. Je ne voyais pas d’autre moyen de lutter contre l’armée d’occupation. »
Ce n’est pas par hasard que ce jeune homme de 21 ans, encore de son vivant, avait mérité comme surnom Tchapaïev.
Georges – Manouchian, commissaire militaire des FTP-MOI de Paris, se tenait comme un digne chef des combattants arrêtés. Dans son ardent discours devant le tribunal il défendit le droit des peuples oppressés de lutter contre les envahisseurs. Devant les officiers et avocats hitlériens Manouchian déclara ouvertement et honnêtement : « Je me suis engagé dans l’armée de libération et je suis prêt à mourir comme soldat régulier de l’armée française de libération. »
Spartaco Fontanot, dont les deux frères Jacques et Nerone étaient déjà tombés dans la lutte antifasciste, administra une raclée aux épouvantails hitlériens embarrassés devant son idéalisme :
« J’apporte ma vie en offrande, vive la France libérée et démocratique ! »
Le doux étudiant Thomas Elek de ses 18 ans épanouis a déclaré aux bourreaux intrigués, que pour lui « la vie n’a pas de sens sans la liberté et c’est pour cela que j’ai apporté mes forces dans les rangs des communistes parisiens. »
Le procès se déroula de manière expéditive. Il ne dura que deux jours. Le tribunal hitlérien voulut raccourcir son échec. Dans le discours final le président essaya de cacher la honte judiciaire avec des phrases pompeuses. Avant de prononcer le jugement il s’écria :
« Messieurs, ce procès ne concerne pas seulement le destin de l’Allemagne, il concerne la lutte de l’Europe pour sauver son histoire deux fois millénaire. »
Quand il invita les accusés à dire leurs dernières paroles, il resta sidéré du silence d’Alfonso. Le fier travailleur espagnol antifasciste n’a pas daigné lui répondre car il refuse d’utiliser ce droit suprême. Ses camarades ont utilisé leurs dernières paroles pour déclarer encore une fois leur foi, qu’ils ont lutté en pleine conscience et volontairement contre les occupants hitlériens, qu’ils ont combattu pour une France libre et démocratique, qu’ils font partie de l’armée Rouge victorieuse. Les voix puissantes de Manouchian et Boczov retentirent dans la salle, en prédisant la disparition de la « race des seigneurs ».
Le 21 février au matin les geôliers hitlériens distribuaient aux condamnés des feuilles de papier blanc et des crayons. Dans les lettres d’adieu les combattants révèlent pour la dernière fois la splendeur de leurs nobles cœurs, pensées et idéaux.
Voici des extraits de quelques lettres :
Manouchian :
« Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et qui que ce soit. Chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense… Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille…
Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. »
Alfonso :
« Je ne suis qu’un soldat qui meurs pour la France… Je ne regrette pas mon passé, si je pouvais revivre, je serais encore le premier. »
Rajman :
« Ma chère petite maman…excuse-moi de ne pas t’écrire plus longuement, mais nous sommes tous tellement joyeux que cela m’est impossible quand je pense à la peine que tu ressens… Je t’adore et Vive la Vie ! … Je vais être fusillé aujourd’hui à 15 heures. Je ne regrette rien de ce que j’ai fait. Je suis tout à fait tranquille et calme… Je suis réuni en ce moment avec trois de mes camarades ayant le même sort que moi. Nous venons de recevoir un colis de la Croix-Rouge et nous mangeons comme des gosses toutes les choses sucrées que j’aime tant…»
Spartaco Fontanot :
« Ma mort n’est pas un cas extraordinaire, il faut qu’elle n’étonne personne et que personne ne me plaigne, car il en meurt tellement sur les fronts… et qu’il n’est pas étonnant que moi, un soldat, je tombe aussi… J’écris ces quelques lignes d’une main ferme et la mort ne me fait pas peur… Mes chers parents, je termine cette courte lettre en vous embrassant bien fort et en vous criant courage. »
Willy Szapiro :
« Les trois derniers jours après ma condamnation, j’ai été avec deux jeunes Français et j’ai appris à aimer la France davantage. Quel bon esprit ! … Ma bien-aimée, élève notre enfant dans le même esprit. »
Cesare Luccarini :
« La plus grande preuve d’amour, c’est de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Soyez aussi courageux que moi. »
Szlama Grzywacz:
« Du courage, du courage et encore du courage. De meilleurs lendemains ne sont pas loin. »
Stanislas Kubacki :
« Jusqu’au dernier moment, j’ai gardé mon sang froid et je suis fidèle à toute la famille (lire : le parti[2])… Je meurs pour la liberté. »
Thomas Elek :
(La lettre est adressée à des amis, car ses parents étaient déportés)
« Je meurs, mais je vous demande de vivre… Je vous écris cette lettre d’adieu pour vous confirmer, si cela est vraiment nécessaire, que je n’avais que de bonnes intentions…
Vous ne devez pas vous attrister, mais être gais au contraire, car pour vous viennent des lendemains qui chantent. »
Le parti communiste français a donné une très haute estimation au procès et au comportement devant le tribunal hitlérien des 23 partisans. Dans un large appel au peuple français le parti montra toute la vérité sur le procès des 23.
Dans l’appel est écrit :
« Ils ont voulu montrer les détenus comme des automates, des exécuteurs aveugles d’ordres incompris, comme des mercenaires. Mais devant les juges se sont dressés des hommes courageux, qui n’ont pas eu peur ni des officiers – leurs bourreaux – ni des mitraillettes pointées vers eux pendant le procès. Ils ont endossé la responsabilité des actions menées par eux avec un grand esprit patriotique. Devant la salle remplie de nazis allemands et de français ils ont déclaré leur amour de la France, envers leurs patries oppressées, leur attachement aux libertés humaines et leur haine envers les tyrans nazis. Avec leur comportement héroïque ils ont gagné le respect des juges, ont mis en échec la campagne diffamatoire, menée depuis des semaines, et ils ont rendu un grand service à la résistance française, en révélant devant l’opinion publique le vrai visage des patriotes combattants avec des armes contre l’ennemi.
Comme Garibaldi, qui est venu lutter avec les Français, était le sujet d’attaques des plus nauséabondes de la part des capitulards et des traitres, de même les traîtres de Vichy avec leurs maîtres boches condamnent les partisans immigrés. Mais le peuple français a salué ces hommes courageux, qui n’ont pas hésité à sacrifier leur jeunesse, pour que la France et le monde se débarrassent pour toujours de la barbarie hitlérienne.
Honneur et gloire aux combattants pour la libération de la patrie ! »
Justin Godart ancien ministre et président du Comité d’aide et de défense des immigrés, a écrit :
« … D’énormes affiches montraient ces gens dans des caricatures répugnantes. Pas d’importance. Reste le suivant :
Qu’ils savaient tuer au nom d’une noble cause. C’est leur gloire.
Qu’ils sont parvenus à mourir fièrement. C’est leur grandeur. »
Charles Tillon, comme commandant en chef des Francs-tireurs et partisans français, rendit un dernier hommage aux héros étrangers décédés, en écrivant les lignes suivantes :
« …Le peuple français ressent une reconnaissance impérissable envers ses frères étrangers. Dans son coeur il unit le souvenir de Fabien avec le souvenir de l’arménien Manouchian, le souvenir de la roumaine Olga Bancic avec le souvenir de Danielle Casanova… »
Le 21 février est le jour où, chaque année, les patriotes français leur rendent hommage au cimetière d’Ivry, à côté de Paris. Avec un discours et un temps de silence ils témoignent de l’union dans la lutte et la mort sans différence de race et nation des personnes, combattant pour la lumière sur la terre entière !
[1] note de l’auteur
[2] note de l’auteur