Missak Manouchian au Panthéon : c’est Eve Szeftel qui en parle le mieux dans Libération – liberation.fr
Le chef de l’Etat devrait annoncer dimanche, lors de la traditionnelle commémoration de l’appel du 18 Juin au Mont-Valérien, la panthéonisation du résistant. Cette reconnaissance attendue pour le communiste arménien, mort pour la France en 1944, fait l’unanimité politique.
«Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée, Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures […] Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement.» Ce 21 février 1944, Missak Manouchian écrit sa dernière lettre à son épouse, Mélinée, rescapée comme lui du génocide arménien, avant d’être fusillé au Mont-Valérien. Il est le chef pour la région parisienne des FTP-MOI, branche militaire et composée d’étrangers de la résistance communiste qui fit trembler l’occupant jusqu’à son démantèlement par les sinistres Brigades spéciales de la préfecture de police de Paris.
C’est depuis le Mont-Valérien qu’Emmanuel Macron devrait exaucer le vœu testamentaire du résistant. Après avoir fait durer le suspense, le chef de l’Etat s’est dit ce vendredi «extrêmement favorable» à la panthéonisation du résistant, a fait savoir le président du comité Manouchian, Jean-Pierre Sakoun, à l’issue d’une réunion à l’Elysée. Macron officialisera ainsi dimanche, en marge de la traditionnelle commémoration du 18 Juin, son entrée au Panthéon le 21 février 2024. Il devrait en faire l’annonce dans un communiqué, respectant l’usage de ne pas prendre la parole au moment d’honorer l’appel fondateur de De Gaulle à Londres. Il est par ailleurs prévu que Macron déambule dans la clairière des fusillés, là où est tombé, à 37 ans, le résistant ainsi que 21 de ses camarades. Une première : jamais un président n’a accompli ce rituel en ce jour dédié à la mémoire de la résistance gaulliste. Autre geste, il décorera Robert Birenbaum, ancien résistant FTP-MOI comme Manouchian, avant d’enchaîner avec la cérémonie traditionnelle sur l’esplanade du Mont-Valérien.
Large comité de soutien
L’initiative de la panthéonisation de Manouchian revient à Jean-Pierre Sakoun. Le président de l’association Unité laïque a cherché à construire une candidature consensuelle, tirant les leçons de l’échec d’une première tentative en 2014. A l’époque, sous la présidence de François Hollande, le député socialiste Jean-Marc Germain avait proposé le transfert des cendres de l’ensemble du groupe Manouchian au Panthéon. Mais quatre résistants, deux femmes et deux hommes (Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion, Pierre Brossolette, Jean Zay), avaient déjà les faveurs élyséennes pour le temple républicain. Et il n’est pas d’usage d’y faire entrer un collectif.
Embarqué dans le projet par Sakoun, l’historien Denis Peschanski juge que faire entrer Manouchian au Panthéon serait «un acte fort» de la part de Macron, alors que, fait «scandaleux, vu leur rôle décisif dans la Résistance», aucun résistant communiste n’a encore eu de tels honneurs. L’auteur des Etrangers dans la Résistance a pu apporter une caution scientifique à la démarche de Sakoun, elle-même adossée à un comité de parrainage resserré, autour de la nièce de Manouchian, Katia Guiragossian, du sénateur communiste Pierre Ouzoulias, lui-même petit-fils d’un résistant, et de Nicolas Daragon, maire (Les Républicains, LR) de Valence, commune surnommée la «Petite Arménie». Après une première tribune dans Libération, parue en janvier 2022, le comité a été reçu à l’Elysée au mois de mars de la même année par Bruno Roger-Petit, le conseiller mémoire d’Emmanuel Macron. Le processus était lancé.
Le succès de l’entreprise tient aussi à l’existence d’un large comité de soutien, allant de Patrick Bruel, qui a composé une chanson en hommage au poète résistant, au «chasseur de nazis» Serge Klarsfeld, en passant par la maire socialiste de Paris, Anne Hidalgo, ou les présidents de région Carole Delga (PS) et Laurent Wauquiez (LR). Selon Jean-Pierre Sakoun, il n’y a «rien de partisan dans la démarche. Il s’agit d’aider à reconstruire un récit national qui soit celui de la France universelle et universaliste», dans une société «qui est ébranlée à la fois par la question migratoire et le refus de beaucoup de descendants d’immigrés d’appartenir à la communauté nationale». Et «quel plus beau symbole» pour incarner ce message que cet Arménien communiste, porteur des idéaux de la Révolution française, amoureux de la France au point d’en solliciter deux fois la nationalité – qui lui sera refusée – et de se sacrifier pour elle. «Un étranger peut mourir pour la France parce qu’elle porte des projets plus grands qu’elle. La nationalité, c’est aussi ça», résume Pierre Ouzoulias.
«Convergence mémorielle inédite»
Un parcours qui fait l’unanimité dans la classe politique. «L’histoire de Manouchian, c’est plusieurs histoires de France. Celle de la Déclaration des droits de l’homme, d’un combattant de l’ombre, d’un résistant mort avec panache, d’un sacrifié sur l’autel de la liberté. C’est un héros français», s’enflamme Nicolas Daragon. «Sans rien perdre de son arménité, il était pleinement français», abonde le chef des sénateurs LR, Bruno Retailleau. Cette concorde va jusqu’au Rassemblement national : fidèle à sa stratégie de normalisation, il a voté en mars 2022 un vœu du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes pour la panthéonisation de Missak Manouchian. Seuls les quatre conseillers du groupe Liberté, identité, souveraineté (LIS), proches d’Eric Zemmour, ont voté contre. «Ce n’était pas la France, sa préoccupation, mais le communisme, cette idéologie qui a fait des millions de morts», avait justifié sans honte le conseiller régional Stéphane Blanchon.
Français par choix et non par le sang, Manouchian avait parfaitement conscience que pour certains, les épigones de Maurras, il n’était pas un «Français» authentique : «Vous avez hérité de la nationalité française, nous nous l’avons méritée», avait-il lancé lors de la parodie de procès du «groupe Manouchian» en février 1944, à l’adresse de la presse collabo le conspuant. Le rejet de ces étrangers «noirs de barbe et de nuit», «hirsutes» et «menaçants», est aussi exprimé par Aragon dans son fameux poème Strophes pour se souvenir : «Nul ne semblait vous voir français de préférence /Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant /Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants /Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE» – le poème, mis en musique en 1959 par Léo Ferré, devrait être chanté dimanche par le chœur de l’armée française.
Là est le destin singulier de l’un des visages de l’Affiche rouge, affiche de propagande nazie devenue une galerie des héros. Poète passé à la postérité grâce à un poète, «Manouchian est entré dans la mémoire collective avant d’entrer au Panthéon», à l’inverse de Jean Moulin : le geste de De Gaulle et le célèbre discours de Malraux en 1964 avaient précédé son «invention sociale», explique ainsi Denis Peschanski.
Manouchian n’est pas seulement une figure politique consensuelle, enjeu d’une tentative de réconciliation nationale : sa panthéonisation marque aussi une nouvelle étape dans l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance. Celle, après des décennies de tiraillements entre les mémoires gaullistes et communistes, d’une «convergence mémorielle inédite», selon Peschanski.
Le 21 février 2024, Missak Manouchian, accompagné de Mélinée, quittera l’anonyme cimetière d’Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne, pour rejoindre Joséphine Baker, Simone Veil et Victor Hugo dans la glorieuse crypte du Panthéon. En attendant le grand jour, le cimetière a un air bucolique sous le soleil de juin. Des perruches volètent au-dessus des tombes du groupe Manouchian, soigneusement entretenues par le Souvenir français. Ses camarades ne seront pas oubliés : apposée à la sépulture de Manouchian, une plaque rappellera les noms et les sacrifices de ces «grands hommes» à qui la patrie se devait de témoigner sa reconnaissance.
par Eve Szeftel et Victor Boiteau
publié le 16 juin 2023 à 18h23